24

 

 

Accroupi sur le bras de pierre de la manticore, Tol’chuk scrutait le ciel. La lune était presque couchée ; seul son bord brillait encore au-dessus de l’horizon déchiqueté. Plus près, l’apparition spectrale sortie du Grimoire devenait de plus en plus floue et brumeuse.

— Il faut nous dépêcher ! dit Fila sur un ton pressant.

Er’ril se tenait face au rocher d’éb’ène. Son visage était rouge de fatigue, son front luisant de sueur. Levant sa hache une fois de plus, il l’abattit sur la pierre. Le métal heurta le rocher d’ébène avec fracas, mais sans lui causer de dommages. Er’ril ramena par-dessus son épaule l’arme au tranchant émoussé par ses assauts précédents.

— Ça ne sert à rien, constata Wennar. Seul le Try’sil aurait pu le briser.

Il jeta un coup d’œil accusateur à Tol’chuk. L’og’re baissa les yeux.

— Elena ! appela Er’ril.

— Je suis toujours là, répondit la jeune femme, sa voix flottant hors de la pierre. Mais j’ignore pour combien de temps. Ma protection magique s’amenuise. Je commence déjà à sentir l’attraction du Weir. Quand la magie de Cho s’éteindra, je ne pourrai pas l’empêcher de m’aspirer.

Tol’chuk ferma les yeux. Il devait y avoir un moyen. Er’ril avait épuisé sa force brute, Fila avait vainement cherché une solution dans le plan spirituel, et Wennar avait tout simplement accepté la défaite. Et lui, quel rôle lui restait-il à jouer ? Le Cœur de son peuple l’avait guidé vers la sor’cière. Le spectre de son père lui avait indiqué la direction du Gul’gotha, et le Fléau l’avait conduit jusqu’au portail de la manticore.

À présent, Tol’chuk se tenait accroupi, les bras ballants – inutile. Qu’était-il censé faire ? Il avait des tas de petites pièces et il savait qu’une réponse se cachait parmi elles, à condition qu’il parvienne à les assembler correctement.

L’og’re serra un poing de frustration. Il portait le visage du Seigneur Noir, la preuve de son héritage maudit. Cette pensée l’empêchait de réfléchir clairement. Elle faisait peser sur lui le sentiment d’être déjà damné. Consciemment, il la repoussa. Il ne se laisserait pas dicter son destin.

Portant la main à sa sacoche, Tol’chuk l’ouvrit brusquement et en sortit le morceau de sanguine. Il leva la pierre dans la lueur de la lune, observant le Fléau tapi au cœur du cristal écarlate. Qu’est-ce que ça signifie ? Pourquoi la Terre a-t-elle maudit mon peuple ? Pourquoi m’a-t-elle conduit ici ?

Depuis le rocher d’éb’ène, Elena lança :

— Er’ril, je ne tiens plus…

Sa voix s’estompait déjà.

— Elena ! appela Er’ril.

Tol’chuk pivota. Dans très peu de temps, tout serait perdu. L’og’re agrippa sa sanguine et détailla le rocher. Une idée germa dans son esprit. Le cœur de son peuple était une pierre rouge abritant une créature noire et, à présent qu’Elena se trouvait à l’intérieur, le portail de la manticore était une pierre noire abritant une créature rouge. Cette symétrie devait avoir une signification. Mais laquelle ? Quel dessein avait poursuivi la Terre en plaçant le Fléau dans la sanguine ? Pourquoi avait-elle laissé l’immonde scorpion se nourrir des esprits de sa tribu et aspirer toute la magie du cristal ?

Tol’chuk cligna des yeux et se leva d’un bond.

— Il ne contient plus aucune magie ! s’exclama-t-il.

Er’ril lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Tol’chuk brandit le Cœur de son peuple.

— Il ne contient plus aucune magie ! Le Fléau l’a consumée !

Er’ril fronça les sourcils et essuya son front en sueur.

Tol’chuk se rua en avant.

— La Terre n’a pas maudit notre peuple ! Elle lui a donné le moyen de venger la trahison de mon ancêtre !

Il se souvint de l’histoire de Mimbly le fou, le mineur qui avait jadis découvert la sanguine. Dans son délire, le n’ain avait affirmé que seule cette pierre détenait le pouvoir de vaincre les ténèbres à venir.

Er’ril fit mine de barrer le passage à l’og’re, mais Tol’chuk se laissa guider par sa brusque certitude et bouscula l’homme des plaines pour passer.

— Aidez-moi ! implora Elena d’une voix de plus en plus ténue.

Tol’chuk leva la sanguine au-dessus de sa tête.

— Sans magie, le Weir n’a aucune emprise sur le Cœur !

Et de toute la force de ses épaules d’og’re, il abattit le cristal sur le rocher noir.

L’explosion qui suivit fit voler la roche en arrière. Il percuta Er’ril, et tous deux s’écroulèrent. Un hurlement transperça la nuit, se répercutant entre les montagnes.

Tol’chuk s’assit. À quelques mètres de lui, le rocher noir gisait en miettes. Mais ce n’était plus de l’éb’ène. Les fragments qui s’entassaient au creux de la paume de la manticore avaient la couleur et la transparence de la sanguine pure.

Er’ril se releva d’un bond et se précipita vers les éclats de cristal écarlate, qu’il déblaya à coups de pied.

— Elena !

Tol’chuk baissa les yeux vers sa main. Il tenait toujours le Cœur entre ses griffes – et la pierre était intacte. Comme il l’examinait, elle se mit à briller de mille feux. Il fut si surpris qu’il faillit la lâcher. Puis ses doigts se crispèrent dessus. Le cœur de son peuple avait été restauré ! Il le leva dans le clair de lune faiblissant. Même le Fléau avait disparu !

— Elena !

Le cri torturé d’Er’ril arracha Tol’chuk à la contemplation du cristal.

L’homme des plaines s’accroupit au milieu des éclats de sanguine. Il se pencha en avant et souleva une silhouette pâle dans ses bras. C’était Elena. Er’ril pivota vers ses compagnons. La jeune femme gisait inerte contre sa poitrine.

— Elle est morte !

 

Méric se tenait au bord de Tor Amon. Il avait veillé toute la nuit, scrutant le lac noir en quête d’un signe de Kral. Plus tôt, la tempête de neige avait cessé ; il n’en subsistait que des bourrasques intermittentes charriant quelques flocons. Mais l’el’phe avait refusé de s’éloigner avant l’aube. Il devait être certain.

La surface du lac avait repris sa brillance placide. De la neige s’entassait très haut sur sa rive. De l’arche majestueuse, il ne restait que quelques morceaux de granit brisé saillant depuis les profondeurs.

La chute de la Citadelle avait été brutale et rapide.

Après avoir laissé Kral dans la salle du trône, Méric et les autres avaient dévalé les escaliers. Ils venaient juste d’atteindre la base du pilier quand une violente secousse avait ébranlé toute la structure. Les dernières paroles du montagnard s’étaient révélées vraies. L’effondrement de l’arche avait renvoyé les compagnons dans la réalité. Libres, ils avaient couru le long du pont étroit pour gagner la forêt qui s’étendait au-delà. Des vagues énormes les avaient poursuivis et s’étaient écrasées sur le rivage tandis que de gros morceaux de granit s’abîmaient dans le lac.

À présent, Mogweed, Nee’lahn et Tyrus se dissimulaient dans une caverne voisine, où ils avaient allumé un feu pour se réchauffer. En regardant par-dessus son épaule, Méric aperçut la lueur orangée des flammes. Il remarqua également que le ciel pâlissait à l’ouest et que les étoiles disparaissaient à l’approche de l’aube.

Leur plan était de se remettre en route au lever du soleil et de franchir la passe avant que la prochaine tempête scelle l’accès aux montagnes. Plus tôt, Tyrus avait utilisé sa pièce d’argent pour contacter Xin à bord de l’Aile des Tempêtes. Le navire les récupérerait au-delà du Mur du Nord, mais il semblait avoir un problème que le Zo’ol avait été incapable d’expliquer. Raison de plus pour ne pas traîner dans les parages.

Les compagnons manquaient de temps pour pleurer leurs amis perdus.

Soupirant, Méric balaya le lac du regard une dernière fois. Puis il rebroussa chemin vers le campement, se frayant un passage dans la neige. Au moins n’y avait-il aucun signe des n’ains. La panique avait dû les faire fuir quand la Citadelle s’était écroulée.

Méric gravit la pente verglacée qui conduisait jusqu’à la caverne tiède et accueillante.

Tyrus montait la garde près de l’entrée. Il ne se donna même pas la peine de demander si Méric avait vu quelque chose.

— C’est idiot de rester là, avait-il affirmé plus tôt. Le montagnard ne reviendra pas.

Méric pouvait difficilement le contredire. Mais Tyrus n’avait pas partagé une cellule sous la forteresse de Ruissombre avec le montagnard. Kral et Méric avaient tous les deux été torturés par le seigneur n’ain Torwren. Kral était venu sauver Méric et il avait payé le prix ultime tandis que l’el’phe s’en tirait sans rien de plus grave que quelques brûlures et des cauchemars. Méric avait une dette envers le montagnard. La culpabilité l’avait poussé à s’accrocher tant qu’il resterait le plus infime espoir que Kral ait pu s’en sortir.

Mais au final, Tyrus avait eu raison. C’était idiot de rester là.

Nee’lahn jeta à Méric un coup d’œil plein de compassion.

— J’écrirai une chanson sur lui, dit-elle doucement. Sur son sacrifice. Il continuera à vivre à travers ma musique.

Méric eut un faible sourire.

— Un jour, il faudra que tu la joues à Château Mryl – pour le peuple de Kral, lorsque son errance séculaire sera enfin terminée.

Nee’lahn acquiesça. Dans ses bras, le bébé dormait profondément après cette longue nuit agitée.

Méric s’assit près de Mogweed.

— J’imagine que tu vas retourner dans la forêt des Contrées du Couchant.

Le métamorphe haussa les épaules, en observant les flammes d’un air maussade.

Méric se servit une tasse de thé léger et attendit que le feu réchauffe ses os transis. Le ciel continua à s’éclaircir lentement et, au bout d’un moment, Tyrus appela ses compagnons à se préparer pour la marche du jour.

Méric étira ses jambes et enfila les bretelles de son paquetage. Il regarda les premiers rayons du soleil darder à l’horizon. À ses côtés, Mogweed s’écroula brusquement, un poing serré sur sa poitrine. L’el’phe se précipita à son secours. Le métamorphe était à quatre pattes. Méric tendit une main vers lui.

— Mogweed ?

Un grognement sauvage s’échappa de la gorge du petit homme. Celui-ci se redressa vivement.

— Je ne suis pas Mogweed.

— Alors, qui… ?

Il se tourna vers le soleil levant.

— Fardale.

Son visage restait le même, mais il ne faisait aucun doute qu’un changement s’était produit en lui. Il se tenait différemment, avec plus d’assurance ; une vive intelligence brillait dans ses yeux.

Nee’lahn et Tyrus le rejoignirent.

— Fardale ? Comment est-ce possible ?

L’homme se rembrunit.

— C’est la faute de mon frère. Le serpent de Mycelle nous a fait fusionner d’une étrange manière.

— Et Mogweed, où est-il ?

Fardale s’essuya les mains sur sa chemise d’un air dégoûté.

— Je ne le sens pas, mais il est toujours là-dedans, là où je me trouvais il y a une minute : dans une prison sans barreaux, observant tout ce qui se passe autour de lui sans pouvoir intervenir.

— Mais qu’est-ce qui a provoqué la permutation ? interrogea Nee’lahn.

— Je n’ai eu aucun contrôle dessus, et Mogweed non plus.

— Le paka’golo de Mycelle était en harmonie avec la lune, murmura Méric. Et tu es apparu aux premiers rayons du soleil. Mmmh… Je me demande…

Fardale le regarda sans comprendre.

Méric jeta un coup d’œil au soleil levant.

— Je soupçonne que durant la journée, c’est toi qui contrôleras ce corps, mais la nuit, ce sera au tour de Mogweed.

L’expression de Fardale se fit nauséeuse.

— Si c’est vrai, je dois trouver un moyen de briser ce sort.

— Je suis certain que ton frère sera du même avis, ricana Méric. Je suppose donc que vous resterez avec nous un peu plus longtemps ?

Tyrus secoua la tête et s’éloigna à grands pas décidés.

— Dans ce cas, allons-y. Nous avons une longue route devant nous.

 

Joach continua à bercer Kesla jusqu’à ce que le soleil se lève dans le monde réel et que le désert onirique se dissolve autour de lui, faisant disparaître la jeune fille.

Il se retrouva dans la caverne du basilic. Sy-wen et Kast étaient accroupis près de lui, l’une à gauche, l’autre à droite. Sa transformation avait dû les effrayer suffisamment pour qu’ils renvoient le dragon.

— Tu vas bien, Joach ? interrogea la mer’ai.

— Tu as vieilli d’une centaine d’hivers sous nos yeux.

Kast s’écarta, et pour la première fois depuis son retour, Joach aperçut le basilic.

Il fronça les sourcils. La statue avait toujours la même forme : celle d’un serpent à plumes avec la tête d’un ignoble oiseau charognard. Mais elle n’était plus taillée dans de l’éb’ène. Désormais, elle brillait d’une douce lueur rouge et reflétait la lumière des torches.

— De la sanguine, marmonna Joach.

Kast se redressa et jeta un coup d’œil à la statue.

— C’est arrivé peu de temps après que tu as vieilli. (Il reporta son attention sur Joach.) Que s’est-il passé ?

Joach secoua la tête. Il tendit une main au Sanguinaire afin que celui-ci l’aide à se dresser sur ses vieilles jambes. Ses articulations craquèrent et s’embrasèrent de douleur. Il se mordit la lèvre. Comme il faisait un pas en avant, son pied heurta quelque chose dans le sable.

Il baissa les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sy-wen en s’apprêtant à le ramasser.

— N’y touche pas ! aboya Joach si sèchement que la mer’ai effrayée recula. (Avec l’aide de Kast, il se pencha et saisit le morceau de bois pétrifié.) C’est à moi.

Ce bâton lui avait coûté très cher ; pas question qu’il y renonce ! Il se releva et s’appuya dessus sans même se rendre compte qu’il poussait un soupir de soulagement. À petits pas prudents, il se traîna vers la statue.

— Fais attention, lui recommanda Sy-wen.

Tournant le dos à ses compagnons, Joach eut un rictus silencieux. Ses doigts percevaient la minuscule quantité d’énergie ténébreuse qui courait à travers le bois. Le bâton, vide quand Greshym le lui avait cédé, avait dû absorber le pouvoir du sable noir lorsque Joach l’avait laissé tomber. Il le pointa vers la statue.

— Joach ! s’exclama Sy-wen, inquiète.

Le sculpteur l’ignora. Conjurant la magie de l’artefact, il incanta le sort de feu incendiaire, un sort qui lui était aussi familier que son propre nom. Ses lèvres se glacèrent, et une lumière noire enveloppa l’extrémité du bâton. Comme il prononçait le dernier mot, une lance de ténèbres jaillit et frappa la sanguine, qu’elle fit voler en éclats. Des milliers de fragments de cristal rouge s’écrasèrent sur le mur du fond.

Joach baissa son bâton et pivota en s’appuyant dessus.

— Que t’est-il arrivé ? demanda Kast, stupéfait.

Du menton, Joach désigna le tunnel qui conduisait hors de la caverne.

— J’en ai fini avec les déserts, répondit-il simplement.

 

Dans la paume de la manticore, Er’ril se dégagea du monticule de fragments de sanguine et emporta Elena plus loin sur le bras de la statue. Les jambes coupées par le choc, il tomba à genoux devant l’apparition de Fila.

— Elle ne respire plus, souffla-t-il d’une voix étranglée. Son cœur a cessé de battre.

Fila s’agenouilla devant lui. Elle tendit ses mains et les passa au travers du corps d’Elena.

— Non, Er’ril, elle est toujours vivante, mais très faible. Le Weir l’a touchée et repoussée très profondément en elle-même.

Er’ril s’affaissa de soulagement.

— Elle vivra. Elle s’en remettra. Les propriétés curatives du Journal Sanglant…

Fila se rembrunit et jeta un coup d’œil au Grimoire qui gisait ouvert sur le bras de granit.

— Je n’en suis pas si sûre. Il ne s’agit pas d’une plaie ouverte ou d’un vulgaire trouble intestinal. Ses blessures sont bien plus profondes que ça. Traumatisée par sa récente fusion avec Cho, Elena était particulièrement fragile, tout comme les liens qui la reliaient à elle-même et l’ancraient dans son corps. Il se peut que le Weir ait endommagé ses amarres de façon permanente.

— Elena est forte, contra Er’ril. Elle va lutter.

— Je ne sais pas si elle peut le faire seule. (Fila dévisagea l’homme des plaines.) Il existe entre vous un lien tacite…

Embarrassé, Er’ril ferma les yeux.

— Ses propres amarres ayant été rompues, elle va avoir besoin de ce lien pour revenir parmi nous.

— Je ne comprends pas.

Fila secoua la tête.

— Ah, les hommes ! soupira-t-elle. Vous devez…

Puis elle disparut dans un tourbillon de lumière.

Er’ril se tourna vers le Journal Sanglant. Celui-ci était toujours ouvert, mais la fenêtre sur le Vide avait disparu, remplacée par des pages vierges. Le guerrier leva les yeux vers le ciel. La lune s’était couchée, mettant un terme à la magie du Grimoire pour cette nuit-là.

Er’ril était seul avec Elena. Il pivota vers Magnam.

— Va me chercher Mama Freda.

Le n’ain acquiesça et partit en courant.

Tol’chuk apparut derrière Er’ril.

— La guérisseuse n’arrivera pas à temps. Et le mal qui l’afflige n’est pas du genre que l’on soigne avec des herbes.

Er’ril ne répondit pas. Il savait que l’og’re disait la vérité. Aussi se contenta-t-il d’acquiescer et de lui faire signe de s’éloigner.

Puis il se pencha au-dessus d’Elena. « Il existe entre vous un lien tacite… » Sans se soucier qu’on puisse le voir, il toucha le visage de la jeune femme inerte, et quelque chose se brisa en lui. Le fer standi de son cœur fondit et s’écoula, brûlant, dans ses veines. Il ne pouvait cacher ses sentiments plus longtemps. S’abandonnant à son chagrin, il laissa ses larmes couler et tomber de ses joues sur celles de la mourante.

— Elena, dit-il en se penchant encore plus bas. Si tu m’entends, viens à moi.

Il pressa sa bouche sur celle de la jeune femme.

— Entends-moi, reviens-moi.

Alors, il sentit un souffle ténu s’exhaler entre les lèvres d’Elena.

« Elle va avoir besoin de ce lien pour revenir parmi nous. »

Soulevant la jeune femme dans ses bras, Er’ril la serra très fort contre lui. Il hésita, puis l’embrassa de nouveau. Et bien qu’elle fût glacée, cette fois, il ne s’écarta pas d’elle. Il la réchauffa de son souffle, de ses mains, de ses larmes.

— Reviens-moi, chuchota-t-il contre ses lèvres.

 

Elle était suspendue dans les ténèbres, inerte, sans nom et sans substance. Elle n’avait pas conscience d’un passé ou d’un avenir, juste d’un présent interminable dans l’abysse glacial du néant.

Puis un mot lui parvint.

— Elena.

Il n’avait pas de signification pour elle. Elle l’ignora.

Mais bientôt, une vague de chaleur ondula au travers de l’obscurité. Et d’autres mots dénués de sens résonnèrent autour d’elle.

— Reviens-moi.

Parce qu’elle ne les comprenait pas, elle les mit de côté et suivit le flot tiède. Un instinct primaire lui commandait de se réchauffer. Tandis qu’elle se laissait entraîner par le courant, le froid s’évapora de son être. C’était une sensation agréable.

Petit à petit, d’autres sensations vinrent s’ajouter à la première. Elle les autorisa à l’envelopper, à devenir elle, à lui prêter de la substance. Elle apprit qu’elle avait une forme, une masse bien définie – et elle en fut aussitôt récompensée. La tiédeur se mua en une chaleur vive et brillante.

À cet instant, un mot se cristallisa dans son esprit – un mot qui n’était pas un nom et qu’elle lutta pour comprendre.

Fer.

Elle en voulait encore. Elle le drapa étroitement autour d’elle et l’autorisa à la traverser. À chaque contact, elle découvrait autre chose d’elle-même : des lèvres, de la peau, de l’humidité, un souffle, une odeur musquée et familière…

— Elena…

De nouveau, ce mot coula jusqu’à elle.

Elle sentit bouger ses lèvres retrouvées.

— Er’ril…

La chaleur qui l’enveloppait s’intensifia. Encouragée, elle répéta le nom – car c’en était un :

— Er’ril…

Elle voulait en dire davantage, mais ne connaissait pas d’autres mots. Des mots, elle avait besoin de mots ! Sa panique permit au froid de la gagner de nouveau. Heureusement, il était là. Il l’appelait, il la touchait, il la réchauffait.

— Elena, viens à moi.

— Oui.

Elle aperçut de la lumière au cœur de l’abysse. C’était de là que provenait la voix. Er’ril. Elle fonça vers sa source et se jeta dedans.

Des mots et des souvenirs l’envahirent – trop nombreux, trop vifs, trop vite. L’obscurité la menaçait dans les coins.

— Elena, reviens-moi.

Et dans un dernier spasme de lumière, de son et de mémoire, elle le fit.

Elena ouvrit les yeux. Elle savait qui elle était. Des bras puissants la serraient ; des lèvres avides l’embrassaient. Surprise, elle eut un mouvement de recul.

Er’ril était penché au-dessus d’elle, les yeux pleins de larmes et de quelque chose de beaucoup plus profond.

— Je t’aime, Elena, dit-il d’une voix rauque, douloureuse.

Elena soutint son regard et porta une main tremblante à ses propres lèvres.

L’éclat des yeux d’Er’ril se ternit.

— Je… je suis désolé.

Il voulut la lâcher, mais Elena posa une main sur son épaule et se redressa pour se mettre à son niveau. Elle embrassa les lèvres qui l’avaient sauvée, goûtant le sel des larmes d’Er’ril.

— Il n’y a pas de quoi, chuchota-t-elle en fondant contre lui.

L’homme des plaines referma ses bras sur elle.

Là était sa place.

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